L’indemnisation des victimes de gaz butane en Côte d’ivoire

Les accidents liés au gaz butane représentent une part importante des interventions du Groupement des Sapeurs-Pompiers Militaires (GSPM) sur les cinq (5) dernières années en Côte d’Ivoire. Les victimes sont de plus en plus nombreuses, un véritable droit à indemnisation doit se substituer aux actions sporadiques de solidarité.

Le 3 janvier 2025, une bouteille de gaz a explosé sur une jeune fille âgée de 23 ans. La victime, évacuée au CHU de Cocody, a été admise au service des grands brûlés où les médecins ont fait état de brûlures sur 30% de la surface corporelle[1]. Le 8 mai 2025, la web-comédienne « Jolina Jolie » a succombé à ses blessures occasionnées par une explosion de gaz. L’année dernière, le 30 mars 2024, un dépôt de gaz a pris feu dans la commune de Cocody, quartier de la Riviera Bonoumin.

Ces trois accidents laissent derrière eux : une victime avec d’importantes séquelles, des victimes par ricochet d’une victime directe décédée, des pertes matérielles importantes. Le bilan est beaucoup plus important lorsqu’il est étendu à l’ensemble du pays. De 2017 à 2019, on dénombre plus de 150 incendies impliquant le gaz butane[2]. Les statistiques des années suivantes, permettent d’affirmer qu’il y’aurait environ par an, une centaine d’incendies liées au gaz : 237 interventions en 2021, 374 interventions en 2022 et 71 interventions entre janvier et février 2023[3] (statistiques non exclusives aux explosions de bouteille de gaz puisqu’elles prennent en compte les feux de bouteille de gaz/ménage). Du 1er janvier 2025 au 30 avril 2025, 1400 interventions sur les 3500 recensées, sont liées au gaz butane[4]. La consommation de gaz butane, d’environ 560.000 tonnes en 2022, avoisinerait une demande de 930.000 à 1.000.000 tonnes à l’horizon 2030[5]. Les bouteilles de gaz représentent et pourraient représenter un danger pour des milliers d’ivoiriens, si les accidents se reproduisent à la fréquence de ceux déjà recensés. Il est inconcevable que les victimes soient abandonnées à leur sort ou réduites à quémander de l’aide alors que certains accidents ne leur sont pas imputables.

Il est de coutume dans notre pays, de manifester notre mécontentement après un drame pendant quelques jours puis de passer à autre chose. Lorsqu’il est question de situer les responsabilités, Dieu est bien souvent le seul à être indexé. Or comme disait Christian Chabanis : « Si Dieu est le commencement et la fin de l’histoire, il n’est pas l’histoire. L’histoire c’est nous ». Il faut un responsable ou à minima une garantie, pour permettre aux victimes de bénéficier d’une indemnisation. Qui indemnise lorsqu’une bouteille de gaz de butane explose ? Il est difficile de répondre précisément à cette question. Alors reposons là autrement, qui doit indemniser lorsqu’une bouteille de gaz explose ?

Le droit à indemnisation que nous souhaitons asseoir sur un fondement juridique veut tenir compte des réalités de notre pays. La première est relative à la faible pénétration de l’assurance d’habitation en Côte d’Ivoire. La victime pourrait idéalement se retourner contre l’assureur de son domicile, pour obtenir une indemnisation. Or très peu d’ivoiriens sont couverts par cette garantie. La seconde réalité est relative au difficile accès à la justice. L’accès à un avocat est un privilège, cette situation rend bien évidemment difficile l’exercice de l’action que nous proposons. L’encombrement de la justice est aussi une difficulté, une déjudiciarisation du contentieux serait une solution pour les victimes. Le législateur doit penser à un mécanisme d’indemnisation des victimes, le constat de la situation ivoirienne que nous faisons, l’impose. L’exercice de réflexion proposée dans cet article, se veut à la fois juridique et pratique pour tous. Revenons à la question initialement posée. La responsabilité en droit est mise en œuvre lorsqu’il y a un fait générateur (faute, risque), un préjudice et un lien de causalité. Le dommage et le lien de causalité seront abordés en quelques lignes, la faute occupant l’essentiel de la rédaction.

Le fait générateur

C’est un fait à l’origine du dommage causé, il conditionne l’engagement de la responsabilité. Dans le cadre ivoirien, quelles sont les causes des accidents de gaz butane intervenus dans les ménages ? : 

La première cause constitue au vu des chiffres alarmants, la plus importante à notre sens. En 2023, le ministère des mines, du pétrole et de l’énergie a annoncé la saisie de 7341 bouteilles de gaz butane entre février et mai 2023, de 10 000 bouteilles entre avril 2023 à janvier 2024[7]. Soit au total 17 341 bouteilles retirées ou encore 17 341 bouteilles dangereuses prêtes à exploser. Oui il faut le dire, une bouteille de gaz transvasée ne respecte plus les normes de sécurité. C’est une bouteille de mauvaise qualité mise à la disposition du consommateur. Qui doit être responsable lorsque l’explosion est due à une bouteille de mauvaise qualité ? 

L’article 22 du décret n° 2011-394 du 16 novembre 2021 portant organisation du ministère des mines, du pétrole et de l’énergie répond partiellement à cette question : « La Direction générale des Hydrocarbures est chargée d’assurer la coordination des moyens pour l’exploitation et la production des hydrocarbures, l’approvisionnement, le raffinage et la distribution des produits pétroliers ainsi que le suivi et la réglementation en matière d’hydrocarbures ».

Cette direction (DGH) cordonne la distribution des produits pétroliers et s’assure du suivi et du respect de la règlementation en matière des hydrocarbures. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, elle accorde l’autorisation de création et d’exploitation d’un dépôt de revendeur (dernier acteur de la chaîne qui fournit le gaz butane au consommateur). Ce sont également entre autres, les inspecteurs assermentés de la DGH qui sont habilités à rechercher, à constater les infractions, à opérer des prélèvements, à effectuer des saisies et à poursuivre la répression[8]. Le transvasement consistant en une manipulation tendant à modifier ou à dénaturer la composition chimique des produits pétroliers, et violant les prescriptions techniques de sécurité est une infraction prévue et sanctionnée par la loi[9].

Le législateur entend par ces textes, protéger le consommateur final, qui on le rappelle, ne dispose d’aucune compétence technique pour évaluer la qualité d’une bouteille de gaz. La DGH est donc tenue par une obligation de sécurité envers le consommateur, elle doit s’assurer que chaque bouteille de gaz vendue au consommateur est de bonne qualité et qu’elle respecte toutes les normes de sécurité. On pourrait légitimement à ce stade, se demander pourquoi le marqueteur (producteur) ne serait pas visé dans notre argumentation. La réponse est simple, la spécificité du produit qu’est le gaz et la complexité des relations entre les différents acteurs (marqueteurs, distributeurs, revendeurs), représentent un traquenard pour la victime. Un article de la société Pétro Ivoire le résume en quelques mots : « le contrôle des installations et activités des dépôts revendeurs étant du ressort de l’Etat, via la Direction des Hydrocarbures, la contribution de tout autre acteur ne peut se faire que dans la limite de son champ d’action »[10]. Intenter une action contre un marqueteur pour qu’il oppose un fait du revendeur, étant donné qu’il ne dispose d’aucun pouvoir pour contrôler l’action de ce dernier, est un match de ping-pong auquel une victime n’a aucun intérêt à participer. Mieux encore, le revendeur pourrait se réfugier derrière l’absence de traçabilité de la transaction réalisée avec le consommateur, puisqu’aucune facture nominative et comportant le numéro de la bouteille n’est remise à l’achat. Aussi surprenant que cela puisse paraitre, alors que les sociétés pétrolières, sous-traitants, prestataires et fournisseurs ont obligation de souscrire à des contrats d’assurance, pour la couverture des risques liés aux activités pétrolières et gazières[11], la loi ne fait aucune obligation aux distributeurs et aux revendeurs de souscrire à un contrat d’assurance. Ce qui signifie entre autres, que ces deux acteurs devront indemniser une victime par leurs moyens, s’ils sont condamnés pour un fait qui leur est imputable. Leur insolvabilité pourrait dès lors être opposée à la victime qui sollicite une indemnisation.

La seule constante dans ces relations complexes, est la Direction générale des hydrocarbures (DGH) qui contrôle à la fois l’action des marqueteurs, des distributeurs et des revendeurs. Elle est d’ailleurs tenue de contrôler les dépôts des distributeurs et des revendeurs, où le transvasement intervient le plus souvent. Si l’accident a pour origine la mauvaise qualité de la bouteille de gaz due à une pratique frauduleuse, cette direction devrait voir sa responsabilité engagée. Elle commet une faute en ne s’assurant pas que la bouteille vendue au consommateur, est de bonne qualité et qu’elle respecte toutes les normes de sécurité. L’explosion d’une bouteille de gaz qui n’est pas imputable à une victime, est un fait anormal constitutif de faute. A charge pour la DGH d’exercer un recours contre les autres acteurs d’une chaine dont elle est l’autorité de contrôle et de régulation.

La seconde cause liée au vieillissement des équipements de la gazinière et de feu, est à mettre au compte des consommateurs. C’est le lieu pour nous, d’inviter chaque consommateur, à vérifier le matériel utilisé, à le remplacer régulièrement et à acheter un matériel de bonne qualité.

La troisième cause liée à la mauvaise manipulation du gaz de la part de la victime est également imputable à la DGH, rappelons que le gaz est un produit vendu sans notice d’utilisation. Le consommateur n’est pas suffisamment informé sur l’utilisation, ni sur les conditions de mise en sécurité de la bouteille. Une mauvaise manipulation suppose l’existence d’une manipulation adéquate, qui n’aurait pas été respectée. Le marqueteur et la DGH sont responsables de ce manquement.

Focus procédural : La direction générale des hydrocarbures est une direction du ministère des mines, du pétrole et de l’Energie[12]. Cette direction ne dispose pas de la personnalité juridique, tout comme le ministère des mines, du pétrole et de l’énergie. C’est donc l’Etat qui doit intervenir dans le cadre d’une action intentée par l’intermédiaire de l’Agence Judiciaire du Trésor qui « est chargée de la gestion du contentieux de l’Etat » [13]. Le contentieux relève de la compétence de la juridiction de droit commun pour action qui revêt un caractère indemnitaire intentée contre l’Etat (CA Abidjan. 20 juillet 2017, n°261 CIV/17). La loi n°2025-219 du 28 mars 2025 portant organisation des juridictions institue les tribunaux administratifs, il faudra suivre de près la mise en place.

Le lien de causalité 

Il nécessaire qu’une expertise technique soit ordonnée afin d’établir le lien de causalité. Le rapport technique de l’expert doit dans un premier temps, déterminer à partir d’un faisceau d’indices, l’origine de l’explosion. Il arrive bien souvent que des experts soient tentés de déterminer une unique cause, à l’origine de l’explosion. Nous pensons que le rapport doit comporter une liste de toutes les causes envisagées, de cette liste l’expert pourra tirer, celle qu’il considère comme étant la plus plausible. Cela est très important, en effet la qualité de la bouteille de gaz peut être exclusivement à l’origine du dommage subi par la victime ou être partiellement à l’origine. La responsabilité pourrait dès lors être partagée. 

La désignation d’un expert par le tribunal pouvant prendre un certain temps, il essentiel que les victimes dans les premiers jours, saisissent un commissaire de justice afin qu’il procède à des constations. Nous pensons que cela est essentiel, tout comme recourir à un expert « privé ». Même si ce rapport, ne respecte pas dans un premier temps, le contradictoire, il pourrait être homologué par le juge.  Les enquêtes de la police sont aussi un moyen de preuve, tout comme le rapport rendu par l’office national de la protection civile (ONPC). Les explosions de gaz doivent donner lieu à des enquêtes, cela doit être rendu obligatoire par la loi.

Pour ceux qui disposent d’un contrat d’assurance multirisques habitation, l’assureur désignera un expert qui procédera aux analyses techniques. 

Le préjudice

La jurisprudence exige la preuve d’un préjudice (Conseil d’Etat, 25 novembre 2015, n°208), la victime doit prouver les préjudices pour lesquels elle demande réparation. Il n’est pas nécessaire de s’étaler davantage sur la question, c’est la question qui soulève le moins de difficultés.

La réunion de ces trois conditions doit permettre au juge de condamner l’Etat à la réparation de l’ensemble des préjudices subis par la victime. L’Etat a plusieurs fois été condamnés dans des contentieux d’une autre nature : https://kessiya.com/justice-letat-ivoirien-condamne-dans-laffaire-du-mur-defectueux-a-la-cite-policiere-du-plateau/

Ce droit à indemnisation que nous avons présenté, est perfectible. Il se construira certainement autour de la jurisprudence qui pourrait être abondante. Nous espérons qu’il sera reconnu par les juges, pour mettre fin à la souffrance de ceux, qui malheureusement sont déjà des victimes.


[1] Post Facebook de la plateforme Police Secours, 8 janvier 2025

[2] Petro ivoire, « Danger du gaz : Petro Ivoire s’engage », 21 juin 2021

[3] Statistiques du GSPM, reprises par la RTI dans un reportage intitulé « transvasement illicite de gaz butane, une menace pour les populations et les affaires », publié sur YouTube le 21 mars 2023

[4] Reportage RTI, « Prévention des risques domestiques, alerte sur l’usage des bouteilles de gaz », publié sur YouTube le 18 mai 2025

[5] Actualités Ministère des mines du pétrole et de l’énergie, « Sangafowa-Coulibaly dénonce le transvasement illégal de gaz butane », 31 juillet 2023

[6] Petro ivoire, « Danger du gaz : Petro Ivoire s’engage », 21 juin 2021

[7] Energia Africa, « Lutte contre le transvasement illégal de gaz butane : le ministère des Mines, du Pétrole et de l’Energie continue de traquer les auteurs », 31 janvier 2025

[8] Article 2 du décret n°92-470 du 30 juillet 1992 portant définition de la procédure de constatation et de répression des fraudes et violations aux prescriptions de sécurité en matière de produits pétroliers.

[9] Article 3 de la loi n°92-469 du 30 juillet 1992 portant répression des fraudes en matière de produits pétroliers et des violations aux prescriptions techniques de sécurité.

[10] Petro Ivoire, « Piconnect n°5 : le dépôt de gaz, un business qui séduit », 13 octobre 2021

[11]Article 9 de la loi n°2022-408 du 13 juin 2022 relative au contenu local dans les activités pétrolières et gazières

[12] Article 10 du décret n° 2011-394 du 16 novembre 2021 portant organisation du ministère des mines, du pétrole et de l’énergie.

[13] Article 2 de l’arrêté N°1060 MEF DGCPT du 26 juin 1997 portant organisation de l’Agence Judiciaire du Trésor et fixant les attributions de l’Agence Judiciaire du Trésor.

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