L’abandon de domicile conjugal en droit ivoirien

L’abandon de domicile conjugal est l’une des causes du divorce pour faute, prévue à l’article 14 de la loi relative au divorce et à la séparation de corps du 13 octobre 2022. Si cette cause est régulièrement invoquée, elle n’est pas pour autant la plus claire. Elle peut parfois, sembler mal comprise par les parties au procès et même par les juges.

Il n’existe pas de consensus quant à sa qualification dans la jurisprudence ivoirienne. Deux tendances se dégagent : d’un côté, les juges qui exigent un départ et une absence d’autorisation du juge ou de consentement de l’autre époux. De l’autre côté, les juges qui exigent un départ volontaire et une absence d’autorisation ou de consentement de l’autre époux. Le caractère volontaire apposé au départ, a plusieurs incidences sur les solutions qui ont été rendues et qui pourraient être rendues.

Certains juges statuant en matière matrimoniale, prononcent le divorce aux torts partagés ou au seul tort de l’époux, à qui l’abandon est reproché, alors même qu’ils retiennent que cet abandon est motivé, par une raison extérieure à l’époux. C’est le cas notamment, de l’époux battu par l’autre, dont la violence est démontrée : « il résulte de l’enquête sociale que l’appelant est un homme violent et qu’il s’est rendu plusieurs fois coupable de sévices à l’égard de sa femme ; par ailleurs, les faits d’abandon de domicile conjugal ont été constatés par exploit d’huissier…Il y a lieu de dire que c’est à bon droit que le premier juge a prononcé le divorce aux torts partagés des époux » (cour d’appel d’Abidjan, 2ème chambre civile, 11 janvier 2019, n°024, CNDJ) ; ou encore de l’époux injurié dont la situation est qualifiée d’être infernale : «…que celle-ci, qui vivait certes un enfer au domicile conjugal, ne pouvait s’en aller, sans l’autorisation préalable d’une décision de justice » (TPI de Gagnoa, 12 février 2020, n°09/2020, CNDJ). A la lecture des faits, les solutions auraient pu faire être différentes. Toutefois, ces décisions correspondent à la lecture jurisprudentielle dite ancienne et qui est largement répandue (1). Une nouvelle lecture émerge progressivement, des décisions sont encore attendues pour la consacrer (2).

1- La lecture dite ancienne : un départ du logement conjugal intervenu sans autorisation du juge ou sans le consentement de l’autre époux

1-2. Les deux conditions. C’est la lecture la plus répandue et la plus ancienne de l’abandon de domicile, en droit ivoirien. Le juge prend en considération deux éléments : le départ du domicile conjugal et l’absence d’autorisation du juge ou de consentement de l’autre époux. Ces deux éléments sont le fruit de la combinaison de deux articles, à savoir l’article 14 de la loi sur le divorce et l’article 46 de la loi relative au mariage. Cet article 46 prévoit, l’autorisation accordée par le juge aux époux, de résider séparément dans le cas où la cohabitation présente un danger d’ordre physique ou moral. La séparation met fin à l’obligation de communauté de vie prévue à l’article 45 de la loi relative au mariage, et dès cet instant, l’époux peut quitter le domicile conjugal sans qu’un abandon ne puisse lui être reproché.

L’appréciation de l’exigence d’une autorisation du juge, est stricte. Dans un arrêt du 22 juin 2023, la Cour de cassation confirme l’arrêt d’appel qui prononce le divorce aux torts partagés des époux, au motif que l’épouse n’a pas rapporté la preuve d’une autorisation du juge, pouvant justifier qu’elle vive hors du domicile.                Alors qu’elle produisait des certificats médicaux et des photos, qui attestaient des violences subies et occasionnées par son époux. Ces éléments corroborant dès lors, le caractère involontaire de son départ (Cour de cassation, chambre civile, 22 juin 2023, n°593/23, CNDJ ; dans le même sens : TPI de Korhogo, chambre présidentielle A, 7 décembre 2023, n°887, CNDJ). Mais cela, n’a pas suffi à infléchir la position des juges, puisque les deux conditions dégagées sont réunies à savoir, un départ et une absence d’autorisation.

Seule l’autorisation du juge a une valeur et non les faits : « madame qui ne conteste pas les faits d’abandon de domicile conjugal mis à sa charge justifie cependant son acte par des menaces graves qui pesaient sur son intégrité physique. En agissant ainsi, madame a commis une faute » (cour d’appel d’Abidjan, chambre présidentielle, 21 décembre 2018, n°857 civ/18, CNDJ). Le juge ne motive pas sa décision sur les faits de violence rapportés. Sa motivation partielle au vu des faits, traduit tout simplement la sacralisation de l’autorisation du juge.  A défaut d’autorisation, la faute constituée par un abandon de domicile, est caractérisée.

1-3. Les faiblesses de cette lecture. Si cette position est largement partagée, elle peut interroger, notamment dans les situations d’extrême danger où l’un des époux n’a pas la possibilité d’attendre la décision du juge. Serait-ce le cas, de force majeure évoqué dans une décision du tribunal de première instance de Korhogo ? Dans laquelle, le juge envisage une possibilité de déroger à l’obligation de communauté de vie en cas de force majeure ou suivant autorisation du juge (TPI de Korhogo, 30 mars 2023, n°15, CNDJ). Il faut être prudent tout de même avec cette décision, car aucun texte ne semble justifier une solution fondée sur un cas de force majeure. Quoi qu’il en soit, la réponse semble être la même, aucune situation ne peut déroger à l’autorisation du juge : « Quand bien même pour justifier son départ du domicile conjugal, monsieur se prévaut des mésintelligences qui existent dans le couple, il n’en demeure pas moins qu’il avait le devoir de solliciter préalablement, auprès de Juge, l’autorisation d’avoir une vie séparée de celle de sa conjointe » (TPI de Korhogo, chambre présidentielle A, 7 décembre 2023, n°887, CNDJ). L’abandon est toujours caractérisé : « Au demeurant, l’appelante…a affirmé dans l’acte d’appel que victime de violence, de menace de mort avec arme blanche, et d’injures, elle a pris quelques jours de retrait en famille en espérant que la situation s’améliore à son retour. En tout état de cause, elle n’a pas rapporté la preuve de l’autorisation à- lui/accordée par le juge des Affaires Matrimoniales pour le faire » (cour d’appel d’Abidjan, 3ème chambre civile, 05 juillet 2019, n°825).

1-4. L’autorisation du juge est-elle préalable ou une autorisation postérieure suffit à régulariser le départ ? Il semblerait qu’elle puisse être postérieure et qu’ainsi, elle régulariserait la situation. Si tel est le cas, il est possible de comprendre l’inflexibilité du juge ivoirien : «…celle-ci n’a obtenu au préalable aucune autorisation judiciaire ; Quand bien même, pour justifier de tels départs de ce domicile, dame O se prévaut des exactions commises par son époux en son encontre, il n’en demeure pas moins, qu’elle avait le devoir de solliciter préalablement, ou tout le moins à postériori, auprès du juge, l’autorisation d’avoir une vie séparée de celle de son conjoint ; Ne l’ayant pas fait, dame O épouse Z a donc commis un abandon de domicile conjugal…Un tel abandon de domicile conjugal, s’analyse en une faute au sens de la loi sur le divorce » (TPI d’Abidjan-Plateau, chambre civile présidentielle, 28 juillet 2016, n°518).

1-5. L’absence de consentement de l’autre époux. L’abandon est également caractérisé lorsque ni l’autorisation du juge n’a été accordée, ni le consentement de l’époux démontré, par celui qui l’allègue (cour d’appel d’Abidjan, 2ème chambre civile, 16 novembre 2018, n°779).

2- La nouvelle lecture : la nécessité d’un acte libre et volontaire

Cette lecture est moins répandue mais elle paraît plus équitable, elle est l’œuvre entre autres de la chambre civile de la Cour de cassation : « mais attendu que l’abandon de famille prévu au titre des causes de divorce suppose un acte libre et volontaire de son auteur ; que la cour d’Appel qui a déduit du rapport d’enquête des assistants sociaux et du procès-verbal de constat produit par l’épouse que celle-ci a été contrainte à abandonner le domicile conjugal, n’a pas violé le texte visé au moyen, lequel n’est pas fondé »  (Cour de cassation, chambre civile, 29 juin 2023, n°646/23, CNDJ)

L’apport de cet arrêt est salutaire, il vient préciser la première condition permettant de qualifier l’abandon de domicile conjugal, à savoir le départ. Le départ doit résulter d’un acte libre et volontaire de son auteur. De ce fait, l’époux qui part du domicile conjugal pour fuir une situation à laquelle il aurait été confrontée, du fait de l’autre époux, ne pourrait se voir reprocher un abandon de domicile.

Bien avant la Cour de cassation, la cour d’appel d’Abidjan avait rendu un arrêt similaire. Dans les faits, il était attesté par un constat d’huissier que l’époux avait une concubine avec laquelle il avait trois enfants. Malgré ce constat, le tribunal avait prononcé le divorce aux torts partagés des époux (tribunal de Première Instance d’Abidjan, 2ème formation, 03 mars 2017, n°24). La cour d’appel infirmait le jugement au motif que : «…l’épouse a été contrainte par les agissements fautifs de son époux a abandonné le domicile conjugal …Que l’abandon de domicile conjugal ne pouvant lui être imputable, en prenant argument, dans ces conditions, de ce fait pour conclure au divorce des époux K aux torts réciproques, le premier juge a fait une mauvaise appréciation de la cause, de sorte qu’il échet d’infirmer sa décision pour prononcer le divorce des époux K aux torts exclusifs de l’époux » (cour d’appel d’Abidjan, 4ème Ch. Civile, 26 février 2019, n°244/2019)

Ce mouvement qui naît, est à suivre de près…

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